vendredi 7 septembre 2012

Fujio


Il tourne en rond, inlassablement. Du soir au matin et peut-être même la nuit, qui sait ? Lui sait. Comme il sait quelle est la place du lit et de l’armoire, et que la fenêtre grillagée fait face à la porte métallique. Il vit là, dans cet espace fermé comme le cadran d’une horloge. Sur les murs, il distingue malgré sa vue troublée, les graffitis, les photos de magazines et même l’inévitable calendrier que ses gardiens lui imposent. Il ne s’inquiète pourtant pas de la date ou du jour, quelle importance ? Il tourne en rond. Il ne s’arrête qu’en de rares occasions. Devant les images mouvantes de la télévision, par exemple ; il ne comprend rien du monde qu’elle montre mais le mouvement le fascine à défaut des commentaires qui sont pour lui sans intérêt. Il s’arrête aussi pour faire honneur à la morne pitance bio qu’on lui prodigue deux fois par jours. Ou alors, c’est le regard halluciné et quasi hypnotique d’un gardien qui le force à interrompre son mouvement. Mais il s’en retourne toujours rapidement à sa ronde.
Fujio Tanaka en a pris pour quinze ans. On pourrait difficilement trouver plus incompréhensible pour un Japonais qu’une prison belge. Cet univers le déconcerte autant qu’il l’ennuie, mais il s’y fait. Car comme tout détenu, il se fabrique ses compensations. Ainsi, aussi rares soient-elles, il y a des traditions qui lui sont nécessaires, autant qu’à d’autres le respect du ramadan ou le foot du week-end : elles sont l’affirmation de ses racines. Alors, il ne lui faut pas deux secondes pour s’emparer de Bubulle qui tourne en rond dans son bocal depuis un an et demi. D’où Fujio sort-il cette lame ? Aucun surveillant ne saurait le dire, mais en quelques gestes, le poisson rouge est déposé sur une planche où il est en un instant proprement étêté, écaillé, vidé et pour finir coupé en fines lamelles, le tout sous le regard ébahi de Laurent Van Acker, avec qui Fujio partage sa cellule. « C’est clû que le ploisson lévèle toute sa saveul » déclare-t-il sentencieusement avant d’avaler son unique sashimi de l’année.

5 commentaires:

  1. Bravo Robert! Cela m'a bien fait rire.

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  2. Sans vouloir initier une polémique (préférant que Paul et Mike cessent de se chamailler), cela ne m'a pas fait rire. Ou alors jaune et avec le poisson rouge on virait orange (mécanique).
    Par ailleurs j'ai des attaches à S P A ...
    Je ne sais pourquoi j'imagine la suite comme une grande main qui vient à son tour cueillir l'assassin pour le mettre en rondelles; bonne nuit les petits!
    hans

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  3. L'argument de base m'a été fourni par D qui, en d'autres lieux, me pensait incapable de cruauté envers un poisson rouge. J'ai longtemps côtoyé Fujio (Tanaka n'est pas son vrai patronyme), et il s'explime vlaiment comme ça, malgré plus de 40 ans passés en France et en Belgique. Le décor est évidemment le fruit de ma récente expérience professionnelle.

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  4. je ne sais si tu as eu connaissance du scandale déclenché il y a 10 / 15 ans par une "oeuvre" exposée je ne sais où et consistant en une installation de mixers remplis d'eau et garnis chacun d'un poisson rouge. L'intérêt résidait apparemment dans la probabilité que les spectateurs appuient sur le bouton, ce que d'aucuns firent naturellement...

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  5. Ca me rappelle vaguement quelque chose. Dans le domaine de la connerie, plus rien ne m'étonne. Au moins, ma cruauté reste-t-elle virtuelle. Enfin, pour l'instant. Qui sait ce qu'il se passerait si j'arrêtais d'écrire?

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